Christophe Deroubaix, Gérard Le Puill, Alain Raynal : Les Vendanges de la colère.
Expositions, colloques et publications ont été nombreux cette année à l’occasion du centenaire du soulèvement du peuple languedocien et roussillonnais derrière ses viticulteurs. Parmi tous les ouvrages publiés à l’occasion de ce centenaire, je retiendrais volontiers celui-ci. Les Vendanges de la colère offre en effet de très bonnes clés de compréhension des troubles du Midi pour reprendre les légendes des cartes postales de l’époque. Richement illustré de documents et de photos, il nous plonge au cœur des événements, tout en prenant suffisamment de recul sur les causes et les implications de ce soulèvement.
Les auteurs sont journalistes à l’Humanité et ont construit ce livre comme un grand reportage, mêlant chronique des événements, portraits des protagonistes, interviews (dont celle des historiens Jean Sagnes et Rémy Pech), mise en perspective avec les enjeux économiques actuels de la viticulture du Midi. Cette dernière partie du livre est la plus captivante du livre, d’une part au travers de quelques magnifiques portraits de viticulteurs actuels (gardiens intraitables de la tradition ou innovateurs délurés), et d’autre part au travers d’un article de fond sur l’économie viticole du Languedoc-Roussillon, s’esquisse la réponse à la mondialisation de cette région dont le cœur continue à battre, aujourd’hui comme hier, à l’unisson de celui du secteur viticole tout entier.
Les vendanges de la colère. Christophe Deroubaix, Gérard Le Puill, Alain Raynal.
N’habitant pas le Languedoc-Roussillon, vous n’avez peut-être pas bénéficié des nombreuses manifestations organisées à l’occasion de ce centenaire. Si pour vous les troubles du Midi n’évoquent qu’une jacquerie méridionale, alors plongez-vous quelques instants dans le théâtre des événements.
Prologue – Renaissance du vignoble méridional :
Le vignoble du Midi a été ravagé par le phylloxera à partir de 1866. La reconstitution du vignoble qui en a suivi, avec l’extension des surfaces de production et la bonne (!) gestion des plants greffés sur les porte-greffes américains, a fait grimper considérablement les quantités produites. La mauvaise météo de 1902 et de 1903, réduisant l’offre, permit aux prix et donc aux revenus des vignerons de se maintenir.
Acte I – Surproduction et chute des revenus :
L’excellente météo de 1904 fit grimper à nouveau les quantités. Avec 69 millions d’hectolitre pour toute la France, auxquels contribuaient largement les vins produits en Algérie, le seuil critique des 50 millions fut pulvérisé. Les cours et les salaires se sont effondrés. Cette situation se reproduisit en 1905 et 1906. Les vins du Midi, de qualité très courante, ne trouvaient plus preneur et la révolte grondait.
Acte II – Emergence d’un leader :
Entrée en scène de Marcelin Albert, vigneron et cafetier fort en gueule, habitué à haranguer les foules les jours de marché sur la crise viticole. Il réussit à prendre la tête de la révolte, avant d’être rejoint par le socialiste Ernest Ferroul, alors maire de Narbonne. Un bouc émissaire fut trouvé, la surproduction ne fut pas mise en cause, mais les « fraudeurs » qui chaptalisaient le vin. La revendication des pétitionnaires : une loi anti-fraude. Leur menace : la grève des impôts.
Acte III – Manifestations en chaîne :
Dès février 1907, se sont formées des manifestations aux cris de « pas de revenus pas d’impôts » ou de « mort aux fraudeurs ». Au printemps, le mouvement s’étendit comme une tache d’huile et l’on dénombra jusqu’à 600.000 manifestants dans les rues de Montpellier le 9 juin. Ferroul politisa le mouvement, conduisant 618 municipalités de toutes tendances à démissionner. Les discussions à l’Assemblée Nationale furent houleuses, Jaurès voulant nationaliser les domaines dont les vignerons ne travaillaient pas eux-mêmes leur terre.
Acte IV – Les pioupious du 17ème :
L’armée qui avait déjà été envoyée pour contenir les troubles s’est mutinée. En effet, souvent recrutés sur place, les soldats ont pris fait et cause pour les manifestants. L’épisode le plus connu est la mutinerie du 17ème Régiment d’Infanterie, où plusieurs centaines de soldats s’installèrent en plein centre ville de Béziers (1).
Acte V – Violente répression :
Clémenceau, alors président du Conseil, cherchait à reprendre la main et envoya les cuirassiers à Narbonne. Ce fut le drame : les soldats ouvrirent le feu sur les manifestants, tuant six personnes. Choquée, la population s’en prit aux militaires et à la police, la tuerie redoubla. L’offensive de militants monarchistes compliqua encore l’affaire, mais joua en faveur de Clémenceau qui usait de l’argument de la menace contre la République que constituait le soulèvement.
Acte VI – La loi, enfin :
L’Assemblée Nationale finit par voter une loi « tendant à prévenir le mouillage des vins et les abus de sucrage », renforcée par un arsenal de taxes et d’obligations en tous genres comme notre pays sait si bien se doter. Les viticulteurs ont constitué la Confédération Générale des Vignerons regroupant les comités locaux qui s’étaient créés pendant les événements. Ernest Ferroul en devint le premier président. Quant à Marcelin Albert, sa tentative de négociation avec Clémenceau ayant échoué, il se trouva discrédité et écarté du syndicalisme viticole.
Epilogue – Vers la naissance des AOC :
Plus que la loi anti-fraude, c’est surtout la mauvaise récolte de 1910 et des rendements mieux maitrisés qui permirent un retour à la normale. Les salaires des ouvriers n’ont cependant pas été revalorisés et d’autres grèves suivront. Les leçons de cette crise conduiront également à la création, en 1935, de notre système de réglementation des AOC.
(1) : « Gloire au 17ème » de Montéhus (qu’il interprète dans l'Anthologie sonore du Socialisme, éditions Frémeaux et associés) témoigne de l'insurrection de ce régiment. La légende veut que Lénine aimait à fredonner cette chanson.